En 1991, la chute de l’URSS marxiste-léniniste mit fin à l’affrontement idéologique qui structurait alors le monde, posant la question fondamentale de l’ère nouvelle qui allait naître de ce séisme diplomatique. Le président des Etats-Unis, George Bush père, en appela à la création d’un New World Order qui consacrerait la victoire du modèle américain en étendant au monde entier l’économie de marché et la démocratie libérale. Peu après, son successeur, Bill Clinton, théorisa la doctrine de l’Enlargment qui reprenait les mêmes fondements.
En 1992, le livre publié par l’universitaire américain proche des cercles reaganiens et théoricien du néo-conservatisme, Francis Fukuyama, La fin de l’Histoire et le dernier homme, théorisait la disparition des conflits idéologiques et l’établissement consensuel de la démocratie libérale au niveau planétaire.
Avant lui, d’autres avaient théorisé cette fin de l’Histoire qui semblait survenir à la fin du XXème siècle, le philosophe Hegel d’abord, au commencement du XIXème siècle, puis son exégète le plus brillant, au siècle suivant, Alexandre Kojève, un homme de l’ombre qui disposait d’une influence considérable dans le milieux de décision internationaux.
Alexandre Kojève (1902-1968) était d’origine russe. Bien que réfugié en France avec ses parents, des « russes blancs » ayant fui la révolution bolchévique de 1917, il se prétendait communiste stalinien. Peut-être, est-ce pour cette raison qu’il fut soupçonné d’avoir été un agent à la solde du KGB soviétique.
En 1926, Kojève avait soutenu une thèse consacrée à Vladimir Soloviev, un philosophe russe du XIXème siècle qui prônait la réconciliation de l’Orient et de l’Occident, dans le cadre d’une Eglise universelle fondée sur le principe de la charité.
Dans les années trente, le jeune Kojève s’illustra à l’Ecole pratique des hautes études en animant avec talent un séminaire consacré à la Phénoménologie de l’esprit d’Hegel. Nombre de jeunes intellectuels promis à un bel avenir s’enthousiasmèrent pour la puissance de sa pensée, à l’instar de Jacques Lacan, Maurice Merleau-Ponty, Raymond Aron, Georges Bataille, Raymond Queneau ou encore Michel Leiris.
L’originalité de Kojève fut de combiner la pensée d’Hegel avec celle de Marx, mais aussi avec celle de Heidegger, le philosophe de l’existentialisme. A la différence d’Hegel qui voyait dans Napoléon l’incarnation de la fin de l’Histoire, Kojève mit Staline dans ce rôle et, guidé par un immense orgueil, s’attribuait la mission d’annonciateur de la bonne nouvelle.
Le destin permit à cet intellectuel qui admirait tant les hommes d’action capables de transformer l’histoire, de jouer lui-même un rôle dans la construction du monde nouveau qui naissait après 1945. En effet, un proche de Jean Monnet, Robert Marjolin, haut fonctionnaire international qui avait assisté autrefois au séminaire de Kojève consacré à Hegel, le fit entrer à l’OECE (Organisation européenne de coopération économique) en 1948.
Là, Kojève participa aux premières négociations sur le GATT, une structure chargée de démanteler les barrières douanières, devenant un spécialiste des tarifs douaniers et des conférences internationales. Kojève entama ainsi une carrière de haut-fonctionnaire qui lui permettra ensuite de jouer un rôle important dans les négociations fondant la CECA, puis la CEE.
L’originalité des conceptions de Kojève résidait d’abord dans sa certitude que la fin de l’Histoire était en cours grâce au triomphe indépassable de l’esprit rationnel qui ouvrait l’humanité sur des temps de sagesse par la « cessation de l’Action », c’est-à-dire par la fin des combats idéologiques.
Et, curieusement, pour Kojève, les Etats-Unis incarnaient plus une avant-garde révolutionnaire que les pays communistes, la possibilité pour chaque américain d’accéder à la propriété privée et l’idéal de l’American way of life préparant, à ses yeux, la disparition de la logique de classe. « On peut dire », osait-il ainsi affirmer, « que, d’un certain point de vue, les États-Unis ont déjà atteint le stade final du » communisme » marxiste, vu que, pratiquement, tous les membres d’une » société sans classes » peuvent s’y approprier dès maintenant tout ce que bon leur semble ».
Pour lui, le modèle américain préfigurait ainsi « le futur « éternel présent » de l’humanité tout entière », car l’homme post-historique de demain, devenu apolitique, se consacrerait pleinement à ses plaisirs, l’amour, l’art, le jeu – tout ce qui rendrait l’homme heureux aux yeux de ce penseur matérialiste.
Sur le fond, et malgré le contexte de la Guerre froide, Kojève ne voyait guère de différences entre les Etats-Unis et l’URSS, estimant que tous deux recherchaient le progrès, mais par des voies différentes. Provocateur, il ajoutait que si les pays communistes, URSS et Chine, qu’il qualifiait d’ « Etats-Unis en devenir », avaient aboli la réalité des classes sociales, ils n’avaient d’autres chemins que de rattraper leurs retards économiques, « les Russes et les Chinois n'(étant) que des Américains encore pauvres ».
Croyant à la nécessité de faire advenir ce monde nouveau qu’il qualifiait de « russo-américain », Kojève vivait ses fonctions internationales comme un apostolat. Ce non-conformiste qui affirmait être « le seul vrai stalinien », tout en se qualifiant de « marxiste de droite », était convaincu que le sens de l’Histoire conduisait à la mise en place de « l’Etat universel supranational et homogène » déjà prédit par Karl Marx.
Kojève était cependant fort conscient que l’homme de la fin de l’Histoire resterait menacé par un devenir médiocre, s’il se préoccupait seulement de ses petits plaisirs et intérêts personnels. C’est pourquoi, il en appela à une « japonisation » des occidentaux, à savoir, à l’acquisition d’une forme de noblesse d’esprit capable de féconder une réelle sagesse intérieure chez l’homme post-historique abouti.
Alexandre Kojève était donc aux antipodes des conclusions controversées de Francis Fukuyama sur la fin de l’Histoire, lequel, rappelons-le, percevait en celle-ci le triomphe absolu du libéralisme économique et politique. Et, lorsque l’on observe la Chine contemporaine, on peut voir en Kojève un visionnaire, la Chine communiste rattrapant aujourd’hui économiquement les Etats-Unis, tout en restant marxiste-léniniste. Fukuyama, lui-même, fut obligé de revoir sa théorie, écrivant en 2018, que la Chine « est de loin le plus gros défi au récit de la “fin de l’histoire”, puisqu’elle s’est modernisée économiquement tout en restant une dictature ».
Kojève a peut-être pressenti en son temps l’apparition de ce « socialisme de marché » que vantent aujourd’hui les dirigeants chinois. La démocratie occidentale fragilisée évoluerait-elle vers ce modèle hybride ? C’est ce qu’avait annoncé au XXème siècle un professeur, très décrié, des universités de Los Angeles et de Stanford, Antony Sutton, qui imaginait qu’au terme de la Guerre froide, qu’il percevait comme étant une confrontation dialectique de type hégélienne entre capitalisme et communisme, se réaliserait la « synthèse de ces deux systèmes en un système mondial non exposé à ce jour ».
Sutton pressentait aussi que cette synthèse ne pourrait conduire qu’à la mise en œuvre d’un totalitarisme qui aurait pour caractéristique première d’être le plus abouti parmi tous ceux qui ont marqué l’Histoire récente.
A bon entendeur, salut !