La conscience collective est fortement influencée par le travail de mémoire. Mais, celui-ci sert plus les intérêts idéologiques du pouvoir en place que la vérité. L’affaire Georges Boudarel fut à ce sujet particulièrement édifiante.
Georges Boudarel était un tortionnaire communiste français qui s’était illustré en Indochine, en 1954, en martyrisant les rescapés de la bataille de Diên Biên Phu. Ce professeur de philosophie devenu un chef de camp redouté aurait été responsable de la mort de près 90% des prisonniers français qui lui avaient été confiés. En effet, 278 de ses 320 prisonniers moururent suite aux mauvais traitements qui leur furent infligés. Auparavant, Georges Boudarel avait déserté alors qu’il était appelé sous les drapeaux. Passé à l’ennemi, il fut nommé par le Viêt Minh marxiste-léniniste à la tête d’un camp de prisonniers, le sinistre camp 113. Cynique, il se faisait appeler Daidong (fraternité).
Treize mille soldats français avaient survécu à la bataille de Diên Biên Phu. Peu en revanche échappèrent au processus d’extermination mis en oeuvre ensuite à leur encontre. En effet, après quatre mois passés dans les camps de la mort du Viêt-Minh, près de dix mille d’entre eux moururent victimes de ce qu’il faut bien appeler un crime contre l’humanité. En 1948, ce crime imprescriptible fut défini par la Convention pour la prévention et la répression des crimes de génocide de l’ONU, comme étant caractérisé par des « atteintes graves à l’intégrité mentale et physique » d’un groupe soumis intentionnellement « à des conditions d’existence devant entrainer sa destruction physique totale ou partielle ».
Ainsi, après avoir subis une « marche à la mort » de 700 kms dans la jungle indochinoise visant à décimer le groupe des prisonniers, les rescapés de Diên Biên Phu furent triés et affectés dans différents camps où ils souffrirent de mauvais traitements. Avec 72 % de décès en quatre mois, les camps de la mort du Viêt Minh dépassent tous les chiffres de mortalité recensés dans les divers camps de déportés du XXème siècle. L’extermination lente fut permise par la faim, le travail forcé, des menaces récurrentes d’exécution auxquelles s’ajoutaient des séances de rééducation menées par des commissaires politiques dont certains étaient des Français, membres d’un PCF dont les spécialistes du psychisme humain avaient mis au point les méthodes de lavage de cerveaux capables de provoquer l’effondrement psychique des victimes.
Un rescapé, Jean Pouget, écrit : « les lavages de cerveau sont quotidiens, sournois, lancinants, à tous propos (…) Les perfides méthodes vietminh qui dosent savamment les tortures morales, les espoirs, les déceptions, les brimades en tous genres brisent les plus forts qui capitulent parfois, résignés. C’est alors le désespoir. Les biens portants deviendront malades. Les malades grabataires et les grabataires mourront ». Eric Weinberger un rescapé du camp nazi de Buchenwald qui connût ensuite les camps communistes ajoute : « Les Viêts nous amenaient au même état que les nazis, mais ils exigeaient en plus que nous adhérions à leur système en reniant toutes nos valeurs (…). Il ajoute : « Au moins à Buchenwald, nos gardiens ne nous obligeaient pas à chanter tous les soirs à la gloire d’Hitler ».
Boudarel brisait ainsi les prisonniers par d’interminables séances d’autocritique et par des cours de propagande, forçant les mourants à y assister, ce qui les achevait. Hervé Bizien raconte : « Nous étions souvent interrogés (….) Ceux qui répondaient mal ou ne voulaient pas suivre les cours eurent leurs rations alimentaires qui diminuaient de telle sorte qu’ils étaient affaiblis ; ils ne tardaient pas à mourir ». Boudarel privait aussi les malades des médicaments envoyés par la Croix-Rouge, choisissant de les donner au Viêt Minh. Il excellait dans les punitions cruelles en pratiquant notamment le supplice de la « cage à buffles ». Le prisonnier était attaché à un poteau placé sous une maison à pilotis, dans une eau putride, les piqures d’insectes particulièrement agressifs en milieu tropical le conduisant à la folie et à la mort. André Longueville évoque le sort d’un de ses camarades qui « resta ainsi sans soins jusqu’à ce que mort s’ensuive. Sa souffrance a duré une dizaine de jours et nous avions interdiction de l’approcher ».
Cruel, Boudarel exerçait un droit de vie et de morts sur ses prisonniers, faisant exécuter un jour un légionnaire qui avait tenté de s’évader. Pervers, il demanda au frère du condamné de commander le peloton d’exécution, ce que ce dernier refusa. Boudarel était indifférent au sort de ses prisonniers. Yvan Tommasi évoque « les dysentériques baignant dans leurs excréments, des pauvres êtres morts de béribéri ou de paludisme que les parasites quittaient après leur dernier souffle ». Boudarel ne faisait rien pour eux. Pire, jusqu’au bout il les tourmentait par la violence psychologique.
Après la guerre d’Indochine, Boudarel fut protégé par les réseaux communistes. Réfugié en Tchécoslovaquie, il ne rentra en France qu’en 1966, à la faveur d’une amnistie des traitres communistes. Les mêmes réseaux lui ouvrirent une carrière universitaire, l’homme se spécialisant dans l’étude de l’histoire du Vietnam. A l’orée des année 90, il occupait un poste de maître de conférences à la faculté parisienne de Jussieu. C’est à ce moment qu’éclata l’affaire Boudarel.
Il fut reconnu par certaines de ses victimes, lors d’un colloque tenu au Sénat, en 1991. Mis en accusation par des rescapés qui portèrent l’affaire devant les tribunaux, Boudarel contre-attaqua en déposant une plainte en diffamation. S’il avoua regretter « à 100% » son engagement communiste, il n’exprima jamais de remords pour ses crimes, estimant avoir été« prisonnier idéologique du système auquel il avait adhéré ».
La justice, très orientée idéologiquement, saborda le combat des victimes. Dès 1993, la Cour de cassation s’appuya hypocritement sur la loi 66-409, du 18 juin 1966, portant amnistie des délits liés à l’insurrection vietnamienne pour rejeter la requête des victimes. En 1996, une ordonnance de non-lieu fut prise. En 2003, la Cour européenne de justice débouta les victimes qui contestaient l’arrêt de la Cour de cassation de 1993 au motif que cet ultime recours aurait été déposé hors-délai. Ainsi, les anciens de Diên Biên Phu qui avaient été si souvent trahis en Indochine par les réseaux communistes le furent aussi par une justice très politique.
Ils le furent encore sur le plan mémoriel par nombre d’historiens renommés qui firent paraître dans Libération une tribune en faveur de Boudarel, par laquelle ils exprimaient « leur solidarité (…) à un homme victime de calomnies ». Parmi eux des grands noms de la discipline historique qui, en s’abaissant, salirent celle-ci, comme Pierre Vidal-Naquet, Madeleine Rebérioux ou Jean Lacouture. Ces historiens estimèrent qu’il ne fallait pas rouvrir les plaies de la période de la décolonisation. Pourtant, dans le même temps, ils soutenaient que les procès intentés à d’ex-acteurs de la période de l’Occupation, Klaus Barbie, Paul Touvier et Maurice Papon, présentaient une dimension pédagogique nécessaire à l’assainissement de la mémoire collective et à l’édification des jeunes générations.
Deux poids, deux mesures, donc. La seule motivation de ces intellectuels fut de protéger la réputation d’une intelligentsia marxiste qui s’était si souvent fourvoyée en cautionnant nombre d’horreurs commises au XXème siècle par l’extrême gauche, à l’instar de Jean Lacouture qui, quinze ans auparavant, refusait d’admettre les crimes des Khmers rouges du Cambodge avant de les attribuer à un « national-socialisme des rizières », plutôt que d’employer le terme de « communisme » pour en désigner la vraie cause. Ces intellectuels contribuaient aussi à forger un différentiel mémoriel utile à des fins politiques. En refusant la tenue de procès pédagogiques à l’encontre de bourreaux communistes, ils préservaient la réputation usurpée d’une gauche marxiste qui se pose trop souvent en conscience morale de l’humanité.
Au final, toute cette affaire révéla le relativisme qui caractérise notre société très idéologique. Mémoire, histoire et justice ne sont finalement que celles du vainqueur.