POST-Démocratie

Les nouvelles heures sombres de l'Histoire

Il est remarquable que la dictature
soit à présent contagieuse,
comme le fut autrefois la liberté

Paul Valéry

L’Holodomor enfin reconnu comme un génocide par l’Assemblée

Bruno Riondel
//

Enfin ! Le mardi 28 mars 2023, par cent-soixante-huit voix contre deux, l’Assemblée nationale a qualifié officiellement de « génocide » l’Holodomor, lequel fut l’extermination par la faim de quatre à sept millions d’Ukrainiens, entre 1932 et 1933. Par cette résolution, la représentation nationale  française reconnaît et « condamne (…) le caractère génocidaire de la famine forcée et planifiée par les autorités soviétiques à l’encontre de la population ukrainienne». Les députés apportent aussi, au nom du peuple français, leur « soutien au peuple ukrainien dans son aspiration à faire reconnaître les crimes de masse commis à son encontre ».

Cette reconnaissance qui n’est pas encore celle de l’Etat, ni celle d’une instance judiciaire internationale, constitue quand même un premier pas très positif, quatre-vingt-dix ans après les faits. Cependant, chacun comprend bien qu’il s’agit moins là d’un début de travail mémoriel concernant l’horreur des crimes commis par le communisme au cours du XXème siècle, que d’une volonté de stigmatiser la Russie poutinienne à l’heure de la guerre en Ukraine. Le ministre délégué au Commerce extérieur, Olivier Becht, ne s’y est pas trompé évoquant la « résonance évidente (de la résolution) avec l’actualité » et estimant qu’il « n’est pas dans les habitudes du gouvernement de reconnaître comme génocide des faits qui n’ont pas été préalablement qualifiés comme tels par une juridiction ».

Il est regrettable qu’il ait fallu attendre autant de temps cette qualification officielle, les historiens sérieux ayant déjà, depuis longtemps, conclu à la réalité du génocide ukrainien, à l’instar de l’un des grands spécialistes français de l’histoire du communisme soviétique, Nicolas Werth, qui écrivait autrefois, dans son Histoire de l’Union soviétique, que l’Holodomor « est le seul évènement européen du XXème siècle qui puisse être comparé aux deux autres génocides, le génocide arménien et la Shoah ».

Le génocide est caractérisé par la conception et la mise en œuvre de l’extermination totale ou partielle d’un groupe national, ethnique ou religieux, par un pouvoir ou une organisation constituée. Ce qui fut le cas avec la mise en œuvre d’une stratégie d’anéantissement planifiée et organisée à l’encontre des Ukrainiens par l’appareil d’Etat soviétique, à l’époque de Staline.

Ce dernier avait en effet conçu méthodiquement l’affamement du peuple ukrainien accusé de déviances nationalistes, mais aussi, en ce qui concerne l’extermination de la classe paysanne des koulaks, de résistance à la mise en œuvre du socialisme. Ainsi, par des réquisitions répétées et excessives des récoltes ukrainiennes, le dictateur soviétique créa artificiellement la famine, amplifiant ensuite celle-ci par la saisie des maigres excédents de récoltes que conservaient les paysans dans le but de se nourrir et d’ensemencer leurs terres.

Les bolchéviks poussèrent ainsi le vice jusqu’à à exiger quinze fois la quantité de céréales habituellement demandée ou à réclamer, pour un mois, l’équivalent de ce qui était normalement fourni sur un an. Les paysans incapables de répondre aux exigences du pouvoir devaient payer des amendes sous forme de viande, ce qui eut pour effet de radicaliser plus encore la famine.

Plusieurs dizaines de milliers de brigades de réquisitions composées de jeunes communistes fanatisés et armés de barres de fer avaient été mises en place pour terroriser et humilier les paysans (viols et meurtres nombreux maintenant le niveau de terreur) qu’ils dépossédaient de toutes leurs réserves de nourritures. Bientôt, le territoire ukrainien ne fut plus qu’un immense mouroir à ciel ouvert. Au printemps 1933, chaque jour, mourraient par la faim, dix mille personnes. Le terrorisme d’Etat s’exprimait aussi par des déportations massives de koulaks.

Dans cet effroyable contexte, le vol d’un épi de blé dans un champ était puni par la peine de mort. Lorsque les ruraux cherchaient refuge dans les villes, avec l’espoir de trouver un simple pain, les autorités les refoulaient systématiquement vers les campagnes pour qu’ils y meurent. Les zones ou sévissait la famine étaient quant à elles bouclées par les policiers du NKVD et les soldats de l’Armée Rouge, lesquels avaient édifié des dizaines de milliers de miradors (sept cents dans la seule région d’Odessa) pour surveiller étroitement les paysans agonisants.

Partout la mort régnait et les rues étaient jonchées de cadavres, les survivants se suicidant pour échapper aux souffrances atroces causées par la faim qui déformait leurs corps. L’écrivain Arthur Koestler fut horrifié à la vue d’ « affreux bébés à la tête énorme, au ventre gonflé, aux membres décharnés (qui ressemblaient) à des embryons conservés dans l’alcool ».

Ce génocide fut techniquement organisé par un membre éminent du Politburo soviétique, l’une des âmes damnées de Staline, Lazare Kaganovitch, surnommé le « Himmler soviétique ». Nikita Khrouchtchev qui, au cours des années trente, était l’un des exécutants particulièrement zélés des horreurs staliniennes avouera bien plus tard, dans le Rapport secret rédigé dans le contexte de la déstalinisation de 1956 qu’il conduisit, que la seule raison expliquant que tous les Ukrainiens n’aient pas été exterminés était leur trop grand nombre, soit quarante millions.

La question essentielle qu’il faut aujourd’hui poser concerne la non prise en compte de ce génocide dans l’immédiat après-guerre, alors que les crimes abominables commis par les nazis étaient révélés à la face horrifiée du monde. La réponse est simple, les Soviétiques étaient à ce moment de l’Histoire du côté des vainqueurs. Pour éviter de mettre en cause Staline, ces derniers produiront en 1948, par le biais de l’ONU, une définition allégée du génocide.

La première définition du génocide avait été donnée, dès 1943, par le juriste Raphael Lemkin qui estimait qu’un tel crime avait lieu lorsqu’un pouvoir politique mobilisait tous ses moyens dans le but de détruire un peuple physiquement, culturellement et spirituellement. Le génocide était donc commis aussi bien pour des raisons ethniques, sociales, religieuses que philosophiques. Lemkin retint comme génocides, ceux commis contre les Arméniens, les Juifs et les Ukrainiens. Lemkin avait aussi qualifié de génocide la submersion d’un peuple historique par des populations importées, comme ce fut le cas en Ukraine où Staline favorisait l’implantation de Russes dans le but d’en affaiblir l’esprit national et d’en détruire l’unité ethnique. Ainsi pour Lemkin, le génocide ne se limitait pas à la destruction immédiate d’un groupe, mais à « la mise en œuvre de différentes actions coordonnées qui visent à la destruction des fondements essentiels de la vie des groupes nationaux en vue de leur anéantissement ».

La définition du génocide donnée par Lemkin était bien gênante pour les Soviétiques qui, aux côté des vainqueurs, jugeaient des crimes nazis à Nuremberg. Heureusement pour eux, un autre juriste, Hersch Lauterpacht, missionné par les Alliés, leur sauva la mise en substituant l’incrimination de crime contre l’humanité à celle de génocide, au prétexte qu’évoquer la notion de groupe pourrait avoir des effets négatifs. En 1948, la Convention pour la prévention et la répression des crimes de génocide de l’ONU donna une définition allégée du génocide en excluant notamment l’extermination d’une classe sociale des causes le fondant, ce qui exonéra les Soviétiques de leurs responsabilités. Désormais, un différentiel moral relativisait les crimes communistes par rapport à ceux commis par leurs ennemis nazis.

Jusqu’à ce jour, la dimension génocidaire de l’Holodomor avait été reconnue dans seulement vingt-six pays, comme les Etats-Unis, le Canada et des pays d’Europe de l’Est. En France, le long compagnonnage de route de l’intelligentsia avec les marxistes-léninistes empêcha toujours cette reconnaissance. Quatre-vingts ans après les faits, en 2010, la cour d’Appel de Kiev avait jugé à titre posthume de la culpabilité de Joseph Staline et de ses collaborateurs du politburo, dans le génocide perpétré contre le peuple ukrainien.

On peut regretter que seuls cent-soixante-dix députés français se soient prononcés à l’Assemblée pour débattre d’une résolution aussi importante. Beaucoup étaient absents, d’autres ont refusé de prendre part au vote à l’instar des Insoumis qui tentèrent de couvrir leur gêne évidente par une pseudo explication historique, estimant, tel le député LFI, Bastien Lachaud, que, « Nul ne peut nier la réalité du crime », mais « s’agissait-il d’exterminer le peuple ukrainien en tant que tel ? ».

Il est intéressant de noter que les deux voix exprimées contre la qualification de « génocide » furent celles d’élus communistes qui considérèrent que les parlementaires n’étaient pas légitimes pour caractériser des faits qui relèvent de l’appréciation des historiens et des juges. « Nous refusons de contribuer à la politisation des enjeux de mémoire et d’histoire », a ainsi expliqué le député PCF Jean-Paul Lecoq qui semble ignorer les conclusions de Nicolas Werth et de nombreux autres chercheurs. Les communistes n’eurent pas de telles préventions en concoctant la Loi Gayssot qui, il y a plus de trente ans, élevait au rang de dogme les conclusions rendues sur la Shoah par les historiens.

L’extrême gauche marxiste-léniniste ne peut en effet reconnaître un génocide perpétré par les communistes, cette reconnaissance l’alignant de facto sur le plan mémoriel avec ce fascisme dont elle se prétend être le rempart, alors qu’elle fut la cause première de son existence. Il est maintenant temps que l’extrême gauche connaisse le jugement d’une Histoire dont elle s’est trop souvent arrogée le droit d’en imposer sa version frelatée.

La Loi Gayssot sera-t-elle appliquée à l’encontre de ceux qui contestent encore la réalité génocidaire de l’Holodomor?

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *