L’histoire officielle n’est pas neutre, car tout pouvoir influence idéologiquement la construction du récit national. L’exemple de la bataille de Diên Biên Phu est à ce titre particulièrement révélateur.
La bataille de Diên Biên Phu se déroula du 13 mars 1954 au 7 mai de la même année. Les forces françaises affrontèrent le Viet Minh communiste lors de l’ultime bataille d’un conflit indochinois qui avait débuté en 1946, dans le contexte de la décolonisation. L’objectif du corps expéditionnaire français installé dans la cuvette de Diên Biên Phu était de protéger une ancienne piste d’atterrissage construite par les Japonais durant la Seconde Guerre mondiale et par laquelle ravitaillements et renforts étaient acheminés.
Après cinquante-sept jours de combats intenses, le corps expéditionnaire français capitula, ce qui eut pour effet de mettre fin à la présence française en Indochine, suite à la signature des accords de Genève, en juillet 1954. La tragique défaite de Diên Biên Phu est aujourd’hui réduite par l’histoire officielle à sa seule dimension de combat colonial. Dans la réalité, cette ultime bataille de la guerre d’Indochine est à replacer dans le contexte plus large de la Guerre froide.
Commencée en 1947, la Guerre froide se caractérisait notamment par la structuration de deux puissants blocs idéologiques, l’un occidental et porteur de valeurs démocratiques, dirigé par les Etats-Unis, l’autre, communiste, dominé par une Union soviétique qui avait étendu son influence sur la moitié Est de l’Europe, à la faveur de la victoire de 1945. Ce bloc soviétique s’était aussi étendu vers l’Asie, en Corée du Nord et surtout en Chine, où Mao Tsé-toung avait proclamé la naissance de la République populaire de Chine communiste, le 1er octobre 1949. Dans ce contexte, le Viêt Minh indochinois, lui aussi communiste, qui bénéficiait du soutien de la puissante artillerie chinoise pour pilonner jour et nuit le camp retranché de Diên Biên Phu, n’était pas seulement un mouvement de décolonisation, mais bien un acteur de l’affrontement idéologique opposant l’Est et l’Ouest.
Dans le cadre de cet affrontement, les Américains avaient mis en place une stratégie, dite de l’endiguement, pour contenir l’expansion communiste. Dans ce but, ils constituèrent plusieurs systèmes d’alliances militaires. L’OTAN fut créé à l’Ouest de l’Europe, en 1949, et un peu plus tard, l’OTASE, à l’Est du continent eurasiatique. L’ensemble fut complété par l’instauration du Pacte de Bagdad au Moyen-Orient.
La résistance des Français à Diên Biên Phu est donc à replacer dans la réalité d’une lutte vitale que menait alors l’Occident confronté à la grave menace communiste. C’est ce qu’avaient bien compris les nombreux Vietnamiens qui combattaient du côté français, non pas pour se faire complices du colonisateur, mais dans le but de préserver leur liberté qu’ils savaient menacée en cas de victoire du Viet Minh. Rappelons à ce sujet qu’une fois arrivés au pouvoir, les communistes vietnamiens ont éliminé plus d’un million de leurs compatriotes, parmi lesquels de très nombreux paysans qu’ils dépossédèrent de leur petite propriété.
Il faut donc bien comprendre que les Français ne se sont pas stupidement accrochés à une colonie indochinoise qu’ils savaient vouée à l’indépendance. Des tentatives de décolonisation pacifique avaient d’ailleurs été menées, à l’instar des accords Hô-Sainteny, conclus entre Hô Chi Minh et Jean Sainteny, un haut fonctionnaire français, en mars 1946. Ces accords prévoyaient notamment la mise en œuvre d’une large autonomie vietnamienne, la France reconnaissant « la République du Viêt Nam comme un État libre ayant son gouvernement, son Parlement, son armée et ses finances » au sein de l’Union française. Malheureusement, le processus de négociation échoua, entrainant, en novembre 1946, l’amorce d’une guerre de décolonisation de l’Indochine, ce conflit prenant, en 1947, dans le contexte de Guerre froide naissante, une autre signification.
Dans ce nouveau contexte de Guerre froide, le corps expéditionnaire français en Indochine eut à faire face à de nombreuses trahisons. Le PCF envoyait ses experts pour conseiller les communistes vietnamiens, tel un certain Ribéra, un spécialiste de l’artillerie qui aidait le Viet Minh à ajuster très précisément ses tirs sur les positions françaises. La trahison était si répandue que le général Navarre, qui était à l’origine du choix du site de Diên Biên Phu pour affronter le Viet Minh, déclara plus tard à propos des décisions prises par le Commandement militaire en Indochine, qu’ « il y avait un devoir que nous considérions comme absolu : c’était que Paris ne fût pas au courant, car toute opération qui était connue de Paris, était aussitôt connue par le Viet Minh ».
D’autres membres du PCF martyrisèrent les soldats français détenus dans les camps après la capitulation. L’un d’entre eux, surnommé Cassius, était notamment chargé par les communistes vietnamiens de mener à bien les interrogatoires des officiers français capturés. Un autre, Georges Boudarel, dirigeait un camp de prisonniers français. Ces derniers étaient soumis à un lavage de cerveau quotidien dont les méthodes avaient été mises au point par les spécialistes de la psyché du PCF.
Diên Biên Phu était donc bien plus qu’un combat colonial. La bataille entrait dans le cadre plus vaste d’une tentative occidentale visant à contenir la subversion communiste en Asie. Cela, l’histoire officielle partisane, car très influencée par l’esprit du marxisme, ne le dira pas. En ces temps où la démocratie régresse chaque jour plus dramatiquement, prendre conscience des limites d’une histoire qui sert les intérêts idéologiques d’un pouvoir qui a récupéré la boite à outil des marxistes pour transformer la société, s’impose.