En février prochain, les cendres de Missak Manouchian, reconnu « mort pour la France », seront transportées au Panthéon. Quatre-vingts ans après l’exécution au Mont Valérien de cet arménien entré clandestinement en France durant l’entre-deux-guerres, le pouvoir macronien utilisera son image résistante pour positiver la perception des migrants clandestins aux yeux de Français de plus en plus réticents à les accueillir.
Durand la Seconde Guerre mondiale, Missak Manouchian était à la tête d’un groupe de résistants communistes FTP-MOI (Francs-tireurs et partisans – Main d’œuvre immigrée), dont la plupart des membres provenaient d’Europe de l’Est et d’Espagne. Leur sort tragique fut popularisé par l’Affiche rouge que placardèrent les Allemands, à Paris et en province, dans le but de discréditer la résistance par le biais de la xénophobie.
Le récit national contemporain, très influencé par les postulats idéologiques et les intérêts d’un marxisme qui réduit trop souvent le réel à une logique binaire et manichéenne, met Manouchian dans le rôle du bon immigré patriote qui aurait combattu le mal absolu, jusqu’à faire le sacrifice de son existence pour libérer cette France occupée qui l’avait si généreusement accueilli. La réalité est beaucoup plus complexe et le personnage de Manouchian n’est pas aussi attrayant que l’idéologie tente aujourd’hui de le laisser croire.
Missak Manouchian avait quitté l’Arménie soviétique en 1925. Peut-être était-il déjà communiste, bien que son adhésion au parti communiste français soit datée de 1934. C’était un stalinien qui ne pouvait ignorer les crimes monstrueux que perpétrait alors le régime soviétique qu’il servit directement en devenant l’un des cadres de l’Internationale communiste (Komintern) dirigée depuis Moscou. Il fut donc bien un agent de la révolution mondiale dont le préalable était la subversion, par l’intérieur, des nations démocratiques mise en œuvre par Staline qui, par le biais des partis communistes nationaux, suscitait la création de fronts sociaux, politiques et culturels au sein des démocraties libérales désormais clivées.
La stratégie antifasciste, ce « masque sous lequel s’opérait la conquête du pouvoir et la confiscation de la liberté »(1), écrit François Furet, constitua le fleuron de ces méthodes clivantes puisqu’elle visait à fracturer le large front des anticommunistes qui existait alors en Occident, par amalgame de toute opposition trop marquée au marxisme-léninisme à du fascisme, ce qui conduira les plus modérés des anticommunistes à nuancer leur discours et à devenir, malgré eux, une opposition contrôlée, telle que définie auparavant par Lénine.
Pour bien cerner le sens de l’action menée par Missak Manouchian, il est nécessaire d’avoir à l’esprit une perception réaliste des rapports de force idéologiques qui caractérisaient l’Europe et le monde, à l’époque de la Seconde guerre mondiale, ce qui n’est plus guère le cas dans notre société contemporaine qui instrumentalise cette période à des fins politiques et promeut un politiquement correct aussi manichéen que simpliste. Ainsi, le conflit est aujourd’hui perçu de manière binaire et réduit à une lutte héroïque opposant les Résistants et les Alliés promus « camp du bien », aux Allemands porteurs d’une idéologie incarnant le mal absolu.
La réalité est plus compliquée, car la Seconde Guerre mondiale est un conflit idéologique à trois opposant la démocratie libérale, le fascisme et le communisme, chacun ambitionnant d’imposer son système de références au monde entier. Si le cheminement mystérieux de l’histoire conduisit à l’alliance contre nature du capitalisme et du communisme contre le fascisme, rien ne prédisposait le monde à une telle évolution. En effet, le communisme et ses crimes monstrueux, autre forme du mal absolu, constituait une menace épouvantable pour l’Occident que le fascisme, posé en bouclier protecteur de celui-ci, prétendait alors défendre.
Parmi les élites occidentales, au Royaume-Uni notamment, l’alliance avec l’Allemagne nazie paraissait à beaucoup comme la seule option valable pour abattre le communisme stalinien. Mais, l’antisémitisme obsessionnel et délirant des nazis rebutait et fit de ceux-ci les ennemis principaux de l’humanité, ce qui conduisit à l’alliance momentanée de la démocratie libérale et du communisme. Ainsi, par leurs crimes antisémites, les nazis discréditèrent la juste lutte anticommuniste et se firent les meilleurs alliés du triomphe d’un bolchévisme dont les crimes étaient tout aussi monstrueux que les leurs. L’histoire contemporaine oublie trop souvent de rappeler que dix ans avant la Shoah, il y eut l’Holodomor, le génocide par la faim de quatre à sept millions d’Ukrainiens organisé par les staliniens.
En France, la collaboration des vichystes et des nazis reposait autant sur l’antisémitisme partagé que sur un anticommunisme tout aussi commun aux deux partenaires. L’anticommunisme n’était pas présent qu’à Vichy et de nombreux autres adversaires du bolchévisme, guidés par le primat du sentiment patriotique, rejoignirent la résistance gaulliste à Londres. Curieusement, ils se retrouveront, lors de la Libération, vainqueurs aux côtés des communistes, lesquels, plus guidés par leur adhésion au soviétisme que par le sentiment national, surent magnifiquement tirer leur épingle du jeu au cours des années troubles de la Seconde Guerre mondiale.
Il est donc fondamental de comprendre que les communistes français et leurs camarades immigrés, comme Manouchian et son groupe résistant, servaient d’abord l’URSS stalinienne qui ambitionnait alors de s’étendre sur l’ensemble de l’Europe. Leurs choix, durant la Seconde Guerre mondiale, résultaient donc des ordres donnés par Staline et mis en œuvre par les agents de l’internationale soviétique basés en France. Ceux-ci étaient intégrés au sein d’une hiérarchie de commandement quasi-militaire dirigée depuis Moscou et sur laquelle le parti communiste français n’avait aucun pouvoir. Avant la guerre, son secrétaire général, Maurice Thorez, recevait lui-même ses ordres d’un cadre de l’internationale, Eugen Fried, dit « Clément », un communiste tchécoslovaque qui, aux yeux des profanes, exerçait une fonction de simple conseiller.
Ainsi, Missak Manouchian, soldat de l’Internationale stalinienne était-il d’abord un cadre important et bien placé dans sa hiérarchie, puisqu’il était le second de Joseph Epstein, plus connu sous le pseudonyme de « Colonel Gilles ». Ce communiste polonais qui dirigeait l’ensemble des FTM-MOI parisiens fut le créateur d’une méthode de guérilla urbaine menée par des groupes de quinze hommes dont l’action guerrière se révéla particulièrement efficace. Epstein avait auparavant combattu en Espagne au sein des Brigades internationales, une sorte de légion étrangère formée par les Soviétiques pour soutenir les Républicains, c’est-à-dire le Parti communiste espagnol et d’autres formations d’extrême gauche qu’épaulaient les agents staliniens du Komintern (Internationale). Missak Manouchian avait lui aussi été impliqué, mais plus indirectement, dans la guerre civile qui déchirait alors en partie la péninsule ibérique, en tant que membre parisien du comité d’aide aux républicains espagnols. Ainsi, Manouchian, Epstein, et leurs camarades des FTP MOI étaient tous des combattants aguerris servant un communisme soviétique dont ils connaissaient parfaitement les finalités totalitaires.
Durant le second conflit mondial, les Soviétiques exerçaient leur action à un double niveau : à l’international d’abord où, appliquant le plan Litvinov, ils menaient une stratégie globale visant à s’emparer de l’ensemble de l’Europe ; au niveau national ensuite où, suivant le plan Dimitrov, ils interféraient militairement au sein de chaque pays en guerre par le biais des résistances communistes. Ainsi placés au service des intérêts stratégiques des Soviétiques dont le premier objectif était d’empêcher la création d’un vaste front antibolchévique alliant l’Allemagne nazie aux démocraties occidentales, l’action des communistes français fut marquée, dans un premier temps, par l’ambiguïté.
Particulièrement entre 1939 et 1941, alors que les Soviétiques cultivaient leurs bonnes relations avec l’Allemagne nazie, suite à la signature du Pacte de non-agression d’août 1939. En effet, il était dans l’intérêt des Soviétique de laisser les mains libres à l’Allemagne pour combattre le bloc anglo-français et fracturer ainsi le front anticommuniste occidental. En septembre 1939, l’entrée en guerre de la France entraina la dissolution du parti communiste français, lequel se reconstitua immédiatement dans la clandestinité. Le parti auquel appartenait Missak Manouchian se lança alors dans une sorte de collaboration avec l’ennemi allemand.
C’est ainsi que les communistes menèrent diverses actions visant à saper le moral des Français, publiant des tracts affirmant que « l’ennemi n’est pas de l’autre côté de la ligne Siegfried, mais bien à l’intérieur de votre propre pays ». Un officier suisse, Eddy Bauer, s’indigna du « travail en commun des agents du PCF et des officiers de l’Abwehr », dans le but de permettre la diffusion massive de ces tracts défaitistes. Selon l’historien Jean-Pierre Azéma, les communistes prônaient aussi « le sabotage actif », celui-ci étant particulièrement pratiqué dans les usines d’armement, fragilisant les canons, les chars et les avions qui se révélaient défectueux sur le champ de bataille. En mai 1940, suite au crash d’un avion militaire saboté, un jeune ouvrier, Roger Rambaud, ainsi que quatre autres militants communistes qui avaient tous reconnu leurs responsabilités dans ce drame, furent condamnés à mort et exécutés, à Paris. En URSS, le journal du pouvoir soviétique, La Pravda, se félicitait en constatant que le « Parti communiste mène en France avec succès une lutte souterraine inlassable ». Le travail de sape mené par les communistes se prolongeait dans les colonies sous la supervision d’un état-major spécial H mis en place par les Allemands : les communistes français prirent ainsi contact avec le parti indépendantiste tunisien, le Néo-Destour, dans le but d’organiser la désertion des soldats nord-africains. En juin 1940, une fois l’armistice signée, et alors que Paris était sous domination nazie, les communistes négocièrent en vain, avec l’ambassadeur allemand, Otto Abetz, le droit de faire reparaître L’humanité.
Suite à l’invasion de l’URSS par les nazis, en juin 1941, la stratégie du parti communiste français s’inversa, les Allemands devenant les ennemis à abattre et, sur ordre de l’Internationale, le parti engagea ses membres dans la résistance. Missak Manouchian et ses camarades se découvrirent alors une âme résistante, à l’instar d’autres jeunes patriotes qui, depuis un an, avaient rejoint Londres. Les motivations de Missak Manouchian, combattant de l’Internationale soviétique, étaient donc différentes de celles qui animaient un autre résistant héroïque, Honoré d’Estienne d’Orves, authentique patriote français qui avait rejoint De Gaulle à Londres dès la capitulation et qui, lui-aussi, fut fusillé au Mont-Valérien.
Les motivations de Manouchian étaient d’autant plus troubles qu’à ce moment, l’Internationale déployait une stratégie qui prévoyait de soviétiser la France à l’issue du conflit, ce qui aurait eu pour effet de remplacer un occupant par un autre et de prolonger le malheur du peuple français. Sur ordre de Moscou, les communistes français jouèrent donc la carte de la radicalisation en multipliant les attentats sanglants, alors que De Gaulle, soucieux d’éviter l’engrenage de la répression, s’était toujours opposé à ce type de méthode. En jetant ainsi de l’huile sur le feu, les communistes provoquèrent la fureur des Allemands qui, en réponse, multiplièrent les actes de déportation.
Si entre 1941 et 1944, les communistes français se trouvaient du bon côté de l’histoire, celui des Alliés porteurs des valeurs de liberté contre le totalitarisme qui menaçait alors, leur engagement n’était pas dépourvu d’arrière-pensées puisque leur objectif restait de préparer la prise du pouvoir à leur seul profit. Et, dans ce but, l’Internationale leur intima l’ordre de prendre en main le plus grand nombre de foyers résistants, ce qu’ils firent, parfois de manière déloyale, rapporte le colonel du Jonchay, « en dénonçant à l’occupant les chefs non communistes de la résistance ». Lors de certaines opérations menées contre les intérêts français, l’Internationale soviétique choisissait d’engager, de préférence, les militants FTP-MOI comme Missak Manouchian, lesquels étaient estimés plus sûr que les FTP français. En effet, beaucoup de ces derniers restaient encore habités par un sentiment patriotique réel qui risquait de se heurter à certaines décisions prises par l’Internationale, lesquelles relevaient plus d’une trahison faite au profit de l’Union soviétique, que de l’acte réellement résistant.
Cette stratégie de prise du pouvoir menée par les communistes était téléguidée depuis Moscou. Staline leur ordonna d’abord de constituer d’importants stocks d’armes en vue de la réalisation de ce projet, mais, en 1944, le dictateur soviétique, soucieux de ne pas mécontenter ses alliés anglo-saxons, changea de stratégie en dissolvant l’Internationale, puis en intimant l’ordre aux communistes français de « cacher les armes ». Staline leur ordonnait désormais de préparer le noyautage des institutions républicaines, préalable nécessaire à la mise en place, à l’issue du conflit, d’une démocratie populaire de type socialiste, un modèle qu’il avait tenté en vain d’installer en Espagne, durant la guerre civile, espérant en faire « une vitrine antifasciste de la propagande soviétique », écrit François Furet. Dans un premier temps, celui de la Libération, Staline espérait a minima qu’une forte présence des communistes au cœur de l’appareil d’Etat français, ainsi que leur participation à la vie démocratique du pays, empêcherait la France de faire bloc avec les puissances anglo-saxonnes.
Lorsqu’arriva la Libération, les communistes ressortirent les armes, menant une politique d’insurrection populaire avec l’appui des milices ouvrières – rebaptisées milices patriotiques – qu’ils avaient formées et grâce auxquelles ils pratiquèrent une épuration sauvage. Leur but était de décapiter l’élite traditionnelle du pays, préalable nécessaire à la mise en place d’une nouvelle superstructure culturelle française fondée sur les postulats du marxisme. L’ancienne militante communiste et historienne, Annie Kriegel, précise que l’ « épuration avait été dans l’esprit des communistes, moins une procédure d’élimination des « traitres », qu’un procédé de dislocation des institutions et des forces politiques et sociales susceptibles de s’opposer à leur hégémonie ». Et ainsi, ajoute l’historien Marc Lazar à propos de l’influence que les marxistes-léninistes allaient désormais exercer sur la société française, « le communisme étreint la France, absorbe une partie de sa substantifique moelle (et) se noue comme la liane autour de l’arbre, à la nation, à son passé, à ses traditions politiques et à sa culture ».
L’entreprise d’épuration criminelle menée par le parti auquel appartenait Missak Manouchian multiplia donc les parodies de justice et les assassinats à l’encontre d’innocents qui furent sciemment amalgamés aux véritables collaborateurs. En Dordogne, par exemple, Maurice Babin, un ex-militant du Parti social français – un parti de la droite nationaliste- qui avait été candidat aux élections de 1937, fut l’une des victimes de cette stratégie perverse qui lui valut d’être torturé et exécuté sommairement, bien qu’il ait été lui-même résistant. L’enquête menée sur cette affaire par les Renseignements généraux aboutit à la conclusion que « le défunt était sympathisant de la Résistance et a rendu des services à cette cause par l’établissement de fausses cartes d’identité et par la livraison de produits de sa ferme à des groupes du maquis. On se trouve devant une affaire de vengeance politique, Babin était anticommuniste et il représentait une valeur sûre capable de battre, après-guerre, le représentant du PCF ».
La question du nombre de ces victimes innocentes reste posée car il existe, aujourd’hui encore, un silence assourdissant sur cette problématique essentielle. Les estimations portant sur le nombre des morts de l’épuration s’échelonnent, en effet, de un à dix, le ministre de l’Intérieur de la Libération, Adrien Tixier, avançant le chiffre de 105 000 victimes, tandis que Charles de Gaulle le réduit à 10 842. Peut-être, Charles De Gaulle ne recensait-il que les véritables collaborateurs tués à la Libération, alors que Tixier aurait pris en compte l’ensemble des victimes, coupables et innocentes ?
Par sa position de cadre d’une Internationale soviétique chargée de favoriser les intérêts géopolitiques et idéologiques russes, Missak Manouchian se fit le complice d’une puissance étrangère dont le système de pouvoir criminel ne valait pas mieux que celui qui existait alors dans l’Allemagne nazie et que, seule sa participation à la victoire placera, à l’issue du conflit, dans le camp dit « du bien ». Vue sous l’angle des seuls choix idéologiques, l’action de Manouchian fut donc menée plus au service des valeurs totalitaires dont était porteuse l’Union soviétique, qu’au profit des valeurs humanistes qui fondent la démocratie française, dans une France qui était alors l’otage impuissante de cette lutte à mort, transposée sur le sol national, qui opposait fascistes et communistes à l’échelle mondiale. En considérant les horreurs commises par les cadres du communisme envoyés par Moscou, dans les pays de l’Europe de l’Est « libérée » par les Soviétiques en 1945, on frémit en imaginant la façon dont Missak Manouchian aurait pu se comporter si la France avait, elle aussi, été libérée par les troupes russes.
Manouchian, héros de la lutte contre le nazisme, c’est certain. Manouchian, héros de l’Internationale communiste, c’est également certain. Mais, « mort pour la France », cela peut se discuter si l’on considère que celle-ci est l’incarnation de ces droits de l’homme que méprisaient tant les Soviétiques auxquels Missak Manouchian avait fait allégeance.
Vu sous l’angle du patriotisme et de la défense des droits de l’homme, le transfert du corps d’Honoré d’Estienne d’Orves au Panthéon aurait peut-être eu plus de sens.
Avec Manouchian, une petite part de Staline entrera aussi bientôt au Panthéon.
(1) Les références bibliographiques peuvent être retrouvées dans:
RIONDEL Bruno, L’effroyable vérité : communisme, un siècle de tragédies et de complicités, édition de L’artilleur, 2020.